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Politique & société

Islamo-gauchisme à l’université, réalité ou dérive : qu’en pensent les enseignants-chercheurs ?

Écran de fumée, terme qui ne renvoie à rien et une ministre de l'Enseignement supérieur qui n'est pas digne du poste qu'elle occupe actuellement, voici les grandes lignes de cet entretien.


Hugo Petitjean, Orlane Lachat et Julie Langlois
Le 10 mai 2021 à 7h00

L’“islamo-gauchisme” serait présent au sein de l’Université et de ses recherches. Mais qu’en pensent les principaux concernés : les enseignants-chercheurs ? Nous avons laissé la parole à quatre d’entre eux au cours d’un entretien individuel. Échanges sur un sujet qui fait débat.

  • Emma Langéli* est maîtresse de conférences en sciences du langage.
  • Luc Chesney* est ATER (Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche) à l’UFR SLHS de Besançon.
  • Vincent Lebrou est maître de conférences et chercheur en science politique à l’UFR SJEPG de Besançon.
  • Julien Péquignot est maître de conférences HDR (Habilitation à Diriger des Recherches) et chercheur en information communication, à l’UFR SLHS de Besançon.

* les deux enseignants souhaitant rester anonymes, les noms ont été changés.

Rappel des faits et contextualisation :

  • Le 22 octobre 2020, le ministre de l’Éducation Nationale, Jean-Michel Blanquer, s’inquiète sur Europe 1 de la présence de “courants islamo-gauchistes très puissants dans les secteurs de l’enseignement supérieur qui commettent des dégâts sur les esprits”.
  • Le 31 octobre 2020, une tribune paraît dans Le Monde signée par plus de 200 universitaires qui soutiennent les propos de Jean-Michel Blanquer, parlant d’“idéologies indigéniste, racialiste et décoloniale nourrissant une haine des “Blancs” et de la France” ainsi qu’un “militantisme parfois violent”.
  • Le 14 février 2021, Frédérique Vidal annonce sur CNews qu’elle a commandé une enquête au CNRS sur l’islamo-gauchisme (et le post-colonialisme) qui “gangrène” l’Université.
  • Peu après, des centaines d’enseignants-chercheurs signent une pétition pour demander la démission de Frédérique Vidal. Ils sont un peu plus de 25 000 à ce jour.
  • Le CNRS et la conférence des présidents d’Université ont tous deux estimé que le terme “islamo-gauchiste” n’est “pas une réalité scientifique” et qu’il n’est pas question de travailler sur ce genre d’interrogations.
  • Article L952-2 du Code de l’éducation : « Les enseignants-chercheurs […] jouissent d’une pleine indépendance et d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d’objectivité. Les libertés académiques sont le gage de l’excellence de l’enseignement supérieur et de la recherche français. Elles s’exercent conformément au principe à caractère constitutionnel d’indépendance des enseignants-chercheurs. »

La Loop : Dans un premier temps, et pour introduire le propos, pourriez-vous nous proposer votre définition de l' »islamo-gauchisme ? »

Vincent Lebrou : De mon point de vue, en tant que travailleur à l’Université depuis maintenant 15 ans, j’ai du mal à donner une définition parce que je ne vois pas exactement à quoi notre ministre fait référence. Pour moi ça ne correspond pas à grand-chose à l’Université. J’ai bien compris que Frédérique Vidal désignait des collègues, chercheurs à l’Université, qui témoigneraient d’une sorte de complaisance avec l’islam et l’islamisme (qui sont deux choses différentes). Or, en 15 ans d’Université, je n’ai jamais été confronté de près ou de loin à ce qui pourrait s’apparenter à une forme d’islamo-gauchisme. Pour moi ça ne renvoie à aucune réalité concrète.

Pour autant j’ai suivi les débats récents, et donc j’ai vu ce que pourrait être l’islamo-gauchisme selon certains. Historiquement, l’islamo-gauchisme renverrait à cette possible rencontre entre différentes mouvances de l’altermondialisme, entre des militants d’extrême gauche et certaines organisations islamistes radicales susceptibles de contester une forme d’oppression exercée par le capitalisme. Le terme d’islamo-gauchisme est plutôt né dans la bouche de certains philosophes un peu conservateurs, pour stigmatiser certains écrits. On pense par exemple à Chris Harman, considéré comme un leader trotskyste britannique des années 90, qui écrivait un ouvrage sur la question de la réunion des travailleurs à travers le monde : on lui avait reproché une forme de complaisance à l’égard de certaines mouvances islamistes dans leur éventuelle rencontre avec des militants de la gauche dite “extrême”. En lisant ce livre, on voit très bien que ce n’est pas du tout ce que l’auteur tentait de faire, puisqu’il précise bien qu’il s’agit justement de ne pas être complaisant vis-à-vis d’un certain nombre de dérives concernant l’islamisme. On est donc face à quelque chose qui relève du fantasme et de l’instrumentalisation. D’ailleurs, je ne pense pas que quelqu’un puisse vraiment m’expliquer le sens de ce terme, y compris dans les gens qui l’utilisent.

Emma Langéli : L' »islamo-gauchisme » n’a pas de définition puisqu’il n’existe pas. C’est une étiquette construite qui reflète des fantasmes de l’extrême droite dont le discours est largement réapproprié par le gouvernement. C’est exactement comme il y a quelques années avec le débat sur la théorie du genre, qui n’existe pas en tant que telle. Plus on nie, plus ça prouve que ça existe. C’est pratique, et on peut aller loin avec ce système d’argumentation. Or plus on nie, plus nos adversaires peuvent aussi utiliser nos dénégations pour prouver sa pseudo-existence.

Julien Péquignot : Si j’ai bien compris, c’est censé être une idéologie. L’idée que certaines personnes, certains mouvements ou certains courants de pensées, se revendiquant de gauche, voire d’extrême-gauche, et qui, à cause de leurs positions d’extrême-gauche (anti-capitaliste, anti-impérialiste), prendraient fait et corps pour des populations qu’ils considèreraient comme “dominées”. Mais comme c’est une “idéologie”, ça ne serait pas bien réfléchi et sous-couvert de défendre des populations dominées, on favoriserait la diffusion de messages d’islamisme radical. Grosso-modo, c’est ça.

Luc Chesney : C’est un terme aujourd’hui fourre tout, mais utilisé à l’origine par un sociologue pour qualifier comment les gens percevaient la politique, notamment la nouvelle droite. C’était une partie de cette nouvelle droite théorisée par ce sociologue qui considère une partie de la gauche comme des « islamo-gauchistes ». Ça ne veut pas dire que c’est vrai, ça veut dire que certains considèrent leurs adversaires politiques comme cela. Ce n’est pas une réalité tangible et c’est surtout très politique. “Si on nie le terme islamo-gauchisme, c’est qu’on l’est”, c’est typique de n’importe quelle théorie du complot : si on nie la théorie alors on fait partie du complot. Comme ça, pas besoin de débat, de preuves, d’éléments factuels, ou de réflexion. Étiqueter les chercheurs d’islamo-gauchistes au moment où ils questionnent l’efficacité d’une politique, c’est assez malhonnête intellectuellement. L’université est en état de choc depuis le confinement et nous renvoyer quelque chose d’aussi grossier que ça nous maintient dans ce même état. Nous ne sommes pas en état de réagir ou de faire une réaction constructive.

Le terme “islamo-gauchisme” est né au début des années 2000, donc ça n’est pas un terme nouveau. Pourquoi est-il remis sur la table en ce moment, selon vous ?

L.C. : Cette polémique arrive au moment où l’on allait faire des critiques sur la façon dont le gouvernement a géré l’université. Plutôt que de s’ouvrir à la critique, ils ont préféré critiquer l’université en parlant de l’islamo-gauchisme qu’elle pourrait renfermer.

J.P. : Le moment est logique parce que le gouvernement n’a qu’une peur : c’est de rouvrir les universités. Il y a eu les réformes qu’ils ont fait passer au forceps en plein milieu de la pandémie un 24 décembre, sur le système de recrutement des professeurs, la LPR (Loi de Programmation de la Recherche, NDLR)… Soit dit en passant, les gens les plus éduqués et diplômés du pays leur ont dit que leurs réformes étaient contreproductives et ils ont quand même fait passer la loi.

V.L. : Il faut rappeler que Frédérique Vidal a été largement désavouée au moment de cette réforme de la LPR alors est-ce que cette polémique ne serait pas un moyen pour elle de faire diversion ? D’allumer un contre-feu qui va susciter une forme de soutien politique et la renforcer à un moment où elle était en manque de légitimité ? La question peut se poser. Pour autant, je pense plutôt qu’elle a été dépassée par les événements et que ça ne répond pas nécessairement à un agenda. La priorité devrait, semble-t-il, être plutôt tournée sur la gestion de la crise actuelle avec les conséquences sur l’enseignement, les trajectoires des étudiants et leurs conditions d’études. 

J.P. : Les étudiants voient que les prépas, les BTS, les IUT sont restés ouverts pendant la crise. Par ailleurs, l’Université française craque, on est à bout, on n’a plus de moyens… Donc il y a une lourdeur. Là, on est dans une conjoncture où on pourrait avoir un vrai front commun des personnels et des étudiants, et ils n’ont pas envie d’avoir une coordination.

Moi, je ne vois pas d’autre explication. Sinon, pourquoi aller faire une polémique maintenant. On est en plein milieu d’une pandémie mondiale, il y a des professions qui sont en train de crever. Pourquoi aller faire ça maintenant ? Donc soit c’est une stupidité abyssale, ce qui n’est pas totalement exclu d’un point de vue individuel, soit il y a un agenda.

V.L. : L’autre élément important aussi, c’est qu’on approche des élections présidentielles. On a vu dans d’autres cas (tels que la loi sur le séparatisme, NDLR) qu’il y a une propension des membres du gouvernement en place, et de leurs sympathisants, à aller déborder sur le terrain de l’extrême-droite. Parce qu’on sait que peu importe la configuration, Marine Le Pen sera certainement leur principale adversaire (en 2022, lors des présidentielles, NDLR). Il y a une cohérence politique qui dépasse le cas Vidal, et elle veut montrer que c’est une fidèle alliée du gouvernement en place. Ça a en tout cas bien marché parce que ça a déplacé le débat sur ce qui est fondamental sur la polémique actuelle.

E.L. : Combien de temps on va couvrir les vrais problèmes par ce genre de polémique ? Au fond, ça n’est pas nouveau. C’est juste l’aboutissement d’un processus qui avait commencé avec maintes réformes. La pandémie a donné l’occasion d’accélérer ce processus, avec un abandon total des étudiants et des enseignants. C’est dans ce contexte qu’arrive cette polémique à deux francs cinquante, et qui s’inscrit dans une stratégie très cohérente du gouvernement de reprendre les discours de l’extrême droite. Tout cela pour faire diversion sur la situation des universités.

L.C. : Il y a un humoriste, Pierre-Emmanuel Barré, qui fait un sketch (« Contre-feu à voile ou en barrettes ») soulignant que dès qu’on peut parler de chômage, de manifestations, il arrive une polémique sur le burkini ou la drogue. C’est humoristique, mais c’est un bon exemple de ce qu’on peut ressentir vis-à-vis de ce qu’il se passe pour la détresse étudiante.

Pourquoi c’est l’Université qui est visée par ces accusations, plus que la société dans sa globalité ?

L.C. : Parce que c’est l’université qui produit une partie de la critique. Donc si on arrive à décrédibiliser les critiques, on a moins de soucis. C’est toute une partie des sciences sociales qui étudient la façon dont la société existe. Ce sont elles qui peuvent critiquer la façon dont les gouvernements ont fait des erreurs. Nous avons les outils méthodologiques, conceptuels, intellectuels pour montrer là où il peut y avoir des erreurs, des tensions et des enjeux particuliers. 

J.P. : Par ailleurs, il y a des stratégies politiciennes qui sont de décrédibiliser certains corps de la République pour asseoir son pouvoir (les syndicats, maintenant les enseignants), et c’est ça le plus grave vraisemblablement. Là, c’est un peu plus nouveau qu’on “tape” sur les enseignants parce que d’un point de vue symbolique, ils, et en particulier les enseignants-chercheurs, sont dangereux. Ils ont encore un pouvoir symbolique, dans l’éducation et dans le savoir.

E.L. : C’est une décrédibilisation et une tentative d’anéantissement. L’université reste un lieu d’émancipation en théorie, et par définition, les sciences humaines et sociales sont là pour comprendre la société par des points de vue moins évidents que ceux qu’on voudrait distiller dans les médias de masse. Il se trouve qu’en France les étudiants en sciences humaines et sociales à la fac ne font pas partie des populations les plus favorisées de la société. C’est l’un des seuls lieux encore plus ou moins ouverts socialement et presque gratuits. Et où on apprend à avoir un regard critique sur ce qui nous entoure. 

V.L. : Ce n’est pas l’Université qui fait ou défait le pouvoir. Elle n’a pas une puissance démesurée. Mais je pense que l’Université comme espace de réflexion critique peut susciter de l’agacement. Je pense que c’est principalement ça. Depuis longtemps, l’Université est considérée comme un repère de dangereux gauchistes susceptibles d’aliéner la jeunesse en la détournant du droit chemin. C’est un lieu où on dit des choses pas toujours très agréable à entendre.

Qu’est-ce que cette polémique implique dans l’avenir de l’Université ?

E.L. : Cette polémique fait diversion vis-à-vis du processus de privatisation de l’université, encore une fois. La LRU en 2009 (la loi relative aux libertés et responsabilités des universités, promulguée en août 2007, NDLR) et la LPR récemment, ce sont des lois qui visent à détruire le fonctionnement des services publics. L’Université est un service public. C’était quelque chose d’égal sur le territoire, avec des financements pérennes qui permettent une certaine liberté de recherche et un même accueil pour tous. 

L.C. : Une grande majorité des personnels d’universités sont désolés pour l’avenir de l’université. Ça date déjà de la LRU qui disait, en gros, que les universités allaient avoir moins de subventions de l’État et qu’elles devraient trouver leurs financements seules. Pour l’indépendance scientifique, c’est compliqué. Depuis ce moment-là, on voit que l’université suit un chemin “angoissant” pour la liberté académique… Et en plus de cette dynamique, des politiciens disent à chaque élection qu’il n’y a plus d’argent public et se font élire pour réduire les dépenses de l’État. Si on regarde l’université uniquement en termes de dépenses, et uniquement à court terme, effectivement elle coûte de l’argent, donc logique qu’on réduise les dépenses avec cette vision comptable à courte vue…. Mais on devrait se rendre compte que moins la collectivité y investit, moins elle en profite, puisque de plus en plus d’étudiants partent à l’étranger, où on investit dans la recherche. Les fruits de ces lourds investissements disparaissent donc du paysage national.

J.P. : Parcoursup, ça a été catastrophique. On vous demande de rédiger des lettres de motivation, et si vous ne venez pas d’un milieu bourgeois, c’est hyper décourageant. Donc il y a plein de gamins qui n’osent même plus. C’est vraiment de l’empêchement : ce sont des choses très bien étudiées sociologiquement : on n’a pas besoin d’interdire aux gens ce que les gens n’osent même plus faire.

Dans le même temps, il y a une floraison des boîtes privées et un transfert de la richesse. Comme les effectifs dans le public vont baisser, on va vous dire “On peut enlever des postes”. C’est le principe des prophéties autoréalisatrices : vous laissez pourrir un service, vous ne financez plus, vous saturez. Et après vous venez dire “Regardez, ça ne marche pas”. 

L.C. : C’est ce qu’il se passe avec les hôpitaux… Plus les services publics sont nuls, plus on les critique, moins on est désolés de les “quitter”.

J.P. : C’est tellement scandaleux la façon dont la fac a été traitée (pendant la période de crise, NDLR). C’est tellement flagrant : les seules filières qui ont le droit d’avoir cours, c’est les filières sélectives. C’est très clair ! C’est vraiment l’esprit de compétition. Les autres, ils peuvent crever.

E.L. : Toutes les réformes vont dans le sens de la privatisation. En vérité, ça met tout le monde en compétition, on précarise tout le monde… La libéralisation de l’université, ça veut dire : mise en concurrence des universités, fin de l’égalité sur le territoire, fin des disciplines et approches non rentables, fin de l’égalité des chances des étudiants et, à termes, des études payantes. Ce qui a déjà commencé pour les étrangers. Et si l’État se désengage, il faudra compenser. C’est un processus qui est en cours depuis des années. On le connaît par cœur et on le voit au quotidien. Certains ne le voient pas, mais ça nous fait souffrir. Cette année nous a permis d’éclaircir définitivement ce qui était important pour le gouvernement et nous sommes clairement la dernière roue du carrosse. 

Peut-on s’identifier à un « islamo gauchiste » ?

V.L. : Oui, sous forme de blague. On vient à en rire. On s’est tous dit “Mais est-ce que nous du coup on est islamo-gauchistes ?” Elle nous a quand même forcé à nous demander si on rentrait dans cette catégorie-là. Mais toujours en faisant de l’humour, puisque pour moi, l’islamo-gauchisme ne renvoie à rien du côté de l’Université. On se demande en rigolant si on est devenu des hipsters-coraniques ou autres associations. Il y a d’ailleurs eu beaucoup de détournements sur Internet. 

E.L. : C’est tellement anti-intellectuel et obscurantiste comme notion. Il y a eu beaucoup de mêmes qui circulent entre nous. C’est tellement drôle et absurde qu’il y a eu des déclinaisons du type : “quel islamo-gauchiste êtes-vous : islamo-bolchévique ?”

V.L. : Mais plus sérieusement non, c’est inimaginable de revendiquer une telle étiquette. Ça ne correspond à rien, rien en termes de recherche, rien dans ce qui est produit à l’Université. Aucune thématique de recherche ne porte sur cette supposée complaisance. En revanche, je sais que la ministre (de l’Enseignement supérieur, NDLR) désigne les personnes travaillant sur le genre, la race et le décolonialisme. Elle a visé des gens qui travaillent depuis des années à l’Université sur ces différentes thématiques, pour nous expliquer pourquoi les inégalités hommes/femmes existent, pourquoi le racisme existe et comment ses formes de pouvoir s’exercent. Elle a ouvertement désigné des collègues qui travaillent sur les rapports de dominations à travers l’histoire, et les a englobés dans ce terme d’ »islamo-gauchisme » alors même que la variable de la religion n’intervient pas du tout dans les travaux en question, ou alors à la marge. Ce n’est jamais une entrée principale. Cela rend la chose d’autant plus difficile à comprendre. C’est comme un mot valise servant à stigmatiser ses adversaires.

Qu’est-ce que vous pensez du fait que cette polémique vienne de Frédérique Vidal ?

J.P. : C’est dramatique et hallucinant. Elle dit ça au moment où on diffuse des files d’étudiants qui font la queue à la soupe populaire pour aller manger !

L.C. : Je me demande pourquoi Frédérique Vidal occupe ce poste. Elle n’est pas connue pour sa vision de l’Université, mais plutôt parce qu’elle ne dérange pas. Quand on ne dérange pas, on ne fait rien, on ne bouge pas. Je regrette son manque de vision pour l’Université. Voulait-elle la défendre ou rendre service, au prix de sacrifier son image de femme publique, censée être au service de la collectivité ? J’ai peur que ce soit la seconde possibilité. Des fois, je me demande si ce n’est pas stratégique, pour laisser le chaos s’installer. Avec moins de moyens, nous aurons moins de qualité et perdrons en légitimité. Mais c’est dur de présumer de la malhonnêteté des gens. Je préfère me dire qu’ils pensent sincèrement que ça fonctionnerait mieux comme ça.

V.L. : Personnellement, j’ai signé la pétition pour la démission de Frédérique Vidal parce que c’est vraiment dans la continuité de cette perte constante de crédibilité de la ministre depuis qu’elle est en poste. Ça fait environ un an et demi maintenant que la communauté universitaire est mobilisée contre la LPR, parce qu’on pense que c’est une loi qui va mettre l’Université encore plus en difficulté et causer sa perte de crédibilité. Et en plus, elle remet le couvert avec l’utilisation d’un terme qui est perçu comme insultant pour beaucoup de membres de l’Université.

E.L. : Le plus grave, c’est la demande de Vidal au CNRS, ça va loin. Le terme de « chasse aux sorcières » n’est pas exagéré, d’autant plus que dans la loi LPR, il y avait une partie qui parlait de “recherche en accord avec les valeurs de la république”. Notre vision des réformes n’est pas exagérée, mais au contraire très réaliste. 

V.L. : Le mathématicien David Chavalarias a fait des statistiques sur l’utilisation du terme “islamo-gauchisme” sur Twitter. Il montre que ce sont des comptes liés de près ou de loin au Rassemblement National (ou plus généralement à l’extrême droite) qui tweetent avec ce terme. Et il arrive à montrer que le terme était peu utilisé auparavant et qu’avec la polémique engendrée par Frédérique Vidal, tout le monde en parle désormais. Cela pose alors la question suivante : Frédérique Vidal n’aurait-elle pas fait le travail de l’extrême droite, en contribuant à diffuser un terme à l’origine principalement utilisé par l’extrême droite ? Cette polémique va donc insuffler différentes thématiques et façons de penser qui vont, à mon sens, faire progresser l’extrême droite dans le paysage politique français. Pour aller plus loin, on peut aussi se demander si, à terme, Frédérique Vidal ne s’est pas tirée une balle dans le pied en faisant le jeu de son adversaire, jouant contre son propre camp…

Était-il justifié de demander une enquête au CNRS à ce sujet ?

V.L. : D’abord, la chose importante, c’est qu’en démocratie, le pouvoir politique n’a pas à exiger aux chercheurs le sujet des recherches, c’est une entrave au fonctionnement de la démocratie (Article L952-2 du Code de l’éducation, NDLR). On ne peut pas avoir de commandes des politiques quant à la nature des recherches, c’est déjà un pas infranchissable, un premier gouffre à ne pas franchir. Le CNRS a expliqué ne vouloir étudier que des phénomènes scientifiquement prouvés et ce n’est pas le cas ici.

J.P : D’ailleurs, le CNRS a publié sa réponse. C’était à mourir de rire ! Ils disent “Nous, on ne sait pas ce que c’est que l’islamo-gauchisme. Par ailleurs, on a déjà plein de labos qui bossent sur des choses qui, si on comprend bien ce que vous dites, ressemblent, mais ça n’existe pas”. Enquêter sur l’ »islamo-gauchisme », c’est comme si je vous disais d’enquêter sur My Little Pony : ça n’existe pas, ce n’est pas un concept.

L.C. : Ça vise à décrédibiliser le CNRS et c’est une tentative de délégitimation. Avec cette polémique, on pourra dire de toute façon que les critiques émanant du CNRS ne sont pas légitimes, puisque ce sont des islamo-gauchistes qui ont travaillé sur la question : la preuve ils ont nié son existence !

On dirait qu’il n’y a aucune échappatoire… Comment se sortir de cette situation ?

J.P. : Pour s’en sortir, il faut lire, faire l’effort. Il faut apprendre à lire aux gens ! C’est un travail de tous les instants, sur soi-même aussi. Il ne faut pas céder à la bêtise et garder un esprit critique. Mais c’est du boulot, et ça ne se fait pas comme ça ! La science, c’est sur le temps long.

L.C. : Il faut entrainer les gens à avoir une culture politique, de l’instruction politique, et à savoir de quoi ils parlent. Les journalistes sont libres, mais les médias dans lesquels ils travaillent répondent à des lignes éditoriales du registre de la croyance. Il faut comprendre les idéologies qu’il y a derrière.

V.L. : C’est compliqué, mais peut-être en essayant de faire correctement notre travail. Alors ça ne convaincra sûrement pas tout le monde et ça prendra du temps, mais c’est une des principales solutions. Donc je vais continuer de progresser et de faire mon travail du mieux que je peux, pour montrer aux étudiants et à mes collègues que je suis un chercheur sérieux, objectif, qui travaille sur des outils scientifiques et prouvés, ce qui n’est pas le cas ici avec l' »islamo-gauchisme ».

E.L. : C’est une immense question, mais se renseigner et ne pas être dupe, c’est une première étape. Il existe toujours des médias alternatifs. La question de la résistance politique est une question compliquée, mais déjà, ne pas appliquer bêtement tout ce qui arrive et nous est imposé par le haut est un travail quotidien.

L.C. : Tant que des polémistes parlent de leurs croyances comme des faits avérés, tous les jours sur les plateaux, nous allons avoir un problème. C’est le problème des sciences sociales. On parle de choses de la vie de tous les jours et tout le monde a l’impression d’être légitime pour en parler. Il faut surtout redonner de la place aux chercheurs et pas seulement à des personnes qui ne vont faire que donner leurs préjugés sur le sujet.

E.L. : On se réunit presque chaque année pour manifester. Sous Sarkozy, à Paris, on a fait grève pendant 9 mois (suite à la LRU, NDLR), on se relayait chaque nuit place de l’Hôtel de Ville, et rien ne s’est passé, aucune visibilité. Chaque année, c’est pareil, une nouvelle réforme destructrice, Parcoursup, les droits payants pour les étrangers… On doit peut-être revoir notre façon de se mobiliser. On est épuisés et démunis, et on résiste comme on peut aux nouvelles règles, entre nous. 

Il y a toujours des moyens : il existe des syndicats. Même si leur pouvoir est limité, ils permettent des petites victoires. Il y a les manifestations, les rassemblements, des mouvements sociaux, et surtout tous les aménagements internes de résistance dans notre travail quotidien. Mais tout ça est fatigant, c’est une violence permanente.

J.P. : Personnellement, je n’ai pas de recette miracle. Je ne peux pas dire que je sois très optimiste de toute façon. Par les temps qui courent, on est quand même très mal embarqués. On est en train de détruire systématiquement le peu de trucs qui étaient à peu près sympathiques dans un contexte d’organisation générale assez violent.

E.L. : Il y a quand même toujours des façons, qui se renouvellent, de résister. Même si c’est simplement de freiner cet écrasement…



Hugo Petitjean, Orlane Lachat et Julie Langlois

Islamo-gauchisme à l'Université : le dossier

Le 14 février 2021, la ministre de l’Enseignement Supérieur, Frédérique Vidal, annonce qu’elle lance une enquête confiée au CNRS sur l'islamo-gauchisme et le post-colonialisme à l’Université. Une semaine plus tard, Jean-Michel Blanquer rajoute que l'”islamo-gauchisme fait des ravages à l’Université”. Mais finalement, quelqu’un a-t-il pu un jour donner une description claire et précise d’un islamo-gauchiste ? La Loop a enquêté pour tenter d’éclairer ce sombre débat…

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