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Université

Détresse étudiante : « 5 ou 6 semaines pour les raccrocher à quelque chose »

Olivier Ertzscheid, maitre de conférences et chercheur en info-com, a réalisé un "cours de rue". Mobilisation, décrochage, postes de psychologues doublés dans les universités, la Loop s'est entretenue avec lui pour essayer de comprendre la crise qui touche les bancs de la fac.


Orlane Lachat et Louise Jeannin
Le 20 janvier 2021 à 12h00

Après avoir assuré un cours à ses étudiants de DUT information communication dans les rues de La Roche-sur-Yon en décembre dernier, Olivier Ertzscheid, maitre de conférences et chercheur en info-com, a répondu à nos questions concernant son engagement envers la situation étudiante actuelle. Entretien.

Vous dites sur votre blog que la parole est de plus en plus ouverte et que c’est important, tout en sachant que ça peut créer du mal-être chez certains. Comment agir face à ce paradoxe ?

« On est dans une situation de double contrainte. On sait, par des logiques dépressives et suicidaires, que souvent le fait de parler de ses passages à l’acte peut malheureusement réaffirmer des conduites à risque chez un certain nombre d’étudiant.es.

Cela fait un moment que j’en parle, et j’ai vraiment pris soin de nommer la question du suicide qu’à partir du moment où il y eu ces cas à Lyon (un étudiant s’est défenestré, une deuxième qui a pu être arrêtée au dernier moment). Ça me parait important de nommer les choses. J’ai la chance d’intervenir auprès d’étudiants en DUT, ce sont des petites promos, on les connaît bien, presque individuellement. On échange avec eux très régulièrement, il y en a qui vivent des situations très lourdes.

On fait ce qui est en notre pouvoir pour les aider et les orienter quand c’est nécessaire, mais nous ne sommes pas psychologues. Je crois aussi que c’est important d’en parler, d’abord parce que notre parole est légitime puisqu’on (les professeurs) côtoie les étudiants tous les jours ou presque, on sait ce qu’ils vivent. Ça permet que les médias puissent faire leur travail et que ces questions arrivent dans le débat public pour que les politiques puissent prendre des décisions en fonction. J’estime qu’on a également un devoir d’alerte. »

Manifestation © Robert Jones / Pixabay

Quoi qu’il en soit, finalement, les nouvelles à propos d’étudiants qui ont tenté ou mis fin à leurs jours arrivent de toutes façons par la presse, donc autant en parler…

« C’est ça, et on commence à avoir quelques chiffres : depuis le début de ce second confinement, fin octobre, les suicides ont plutôt tendance à baisser. On remarque une diminution de 5%. Cela peut s’expliquer – malheureusement dans cette tranche d’âge il y a beaucoup de comportements suicidaires – parce qu’on était en situation de crise aigüe, beaucoup d’enseignants et de proches ont essayé d’être plus présents auprès de certains étudiants, qui en temps normal auraient pu être tentés de passer à l’acte. Ils en ont plutôt été dissuadés par les marques d’attention plus importantes de la part de l’entourage. Mais ça reste en effet un sujet dramatique. »

Pour vous, faire un cours de rue, c’était une forme de manifestation ?

« J’ai fait le choix de ne pas faire de déclaration à la préfecture -comme on doit le faire pour les manifestations- et je ne voulais pas que ça prenne cette forme : avoir des pancartes en disant « Vidal démission » (Frédérique Vidal est la ministre de l’Enseignement Supérieur, ndlr). Précisément, mon intention était de faire cours et de montrer qu’il y avait des profs, des étudiants et qu’on avait seulement besoin de se croiser et de faire notre travail. Bien sûr, comme on était sur la voie publique et que l’on a communiqué là-dessus, il y avait une dimension revendicative, c’est certain. »

Allez-vous recommencer ?

« S’il n’y a pas de reprise pour les autres étudiants (seuls les étudiants de premières années sont autorisés à retrouver les lieux, ndlr), j’engagerai des opérations de désobéissances universitaires. C’est-à-dire qu’on fera des cours, en respectant bien sûr les gestes barrières, les jauges de demi-amphi, avec des étudiants volontaires, mais on fera cours avec des deuxièmes et troisièmes années, parce que ce n’est pas normal. »

Olivier Ertzscheid donnant cours à ses étudiants © Olivier Ertzscheid / Affordance.info

Que pensez-vous de la mesure prise par Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, consistant à doubler l’effectif de psychologue scolaire et la mise en place d’un numéro vert ?

« Je dirai que c’est toujours mieux que rien, mais les statistiques sont implacables : un psychologue pour 30 000 étudiants en France, alors qu’au Québec c’est un pour 3 000 étudiants. Ce qu’il faudrait d’après les instituts de santé mentale c’est un psychologue pour 1 500/2 000 étudiants, donc là on va passer d’un psychologue à deux pour 30 000 étudiants. Quand vous appelez parce que vous n’allez pas bien, au lieu d’avoir rendez-vous dans huit mois, vous aurez rendez-vous au bout de quatre mois.

On ne peut pas dire que c’est nul, mais quand Frédérique Vidal dit qu’elle double le nombre de psychologues à l’université, sans évoquer les chiffres, c’est là où la communication politique me met en colère. Pour moi c’est mentir aux gens, faire croire que l’on trouve des solutions alors qu’on ne résout pas le problème. Et ce qu’elle omet souvent de dire, c’est que ces nouveaux postes ne sont pas pérennes. Fin 2021 tout est fini. Des études montrent que la plupart des phénomènes de décompensations arrivent six mois, un an voire deux ans après la crise et non pendant. Un étudiant qui est fragile aujourd’hui mais qui tient, risque d’avoir besoin d’un psychologue plus tard, dans la suite de son parcours d’études.
Quand on dit « j’ai doublé » les gens se disent « ah ! elle fait quand même quelque chose », mais lorsqu’on regarde vraiment les statistiques en France, ce n’est rien. »

“C’est révoltant bien sûr, injuste, et ça n’a, en plus, aucune légitimité sanitaire.”

Les écoles primaires et secondaires n’ont pas subi les mêmes règles, bien que l’année précédente ait été chaotique pour eux au niveau du baccalauréat. Qu’en pensez-vous de faire autant de différence entre un élève de terminale et un étudiant en licence ?

« Il y a une vraie injustice, je suis enseignant auprès d’étudiants, mais je suis aussi parent d’un étudiant à l’université, d’un élève de terminale justement, et d’un autre enfant au collège.

Je sais que le confinement entre 15 et 25 ans est compliqué parce que ça tue tout ce dont vous avez besoin, dont la sociabilité. Tant que l’on peut garder les collèges et lycées ouverts, je suis plutôt pour, bien sûr.

Ce qui me révolte en revanche, c’est le traitement spécifique, réservé aux universités, par rapport à des jeunes gens qui ont choisi de faire une classe préparatoire, ou un BTS, et qui eux, ont cours dans des lycées où ils sont trente voir quarante par classe. Des collègues me disent : « depuis septembre je fais cours, on est 45, dans une salle de 40 places, le midi tout le monde se retrouve au self et on n’a pas plus de contaminés ou de clusters ».

C’est révoltant bien sûr, injuste, et ça n’a, en plus, aucune légitimité sanitaire. Il arrive de voir des amphis bondés mais les cours dans la majorité des universités correspondent plutôt à des jauges raisonnables. Quand on est cent en cours, on a des amphis de deux cents places. Ça remet évidemment la dimension élitiste en lumière ; la plupart des membres du gouvernement sont plutôt issus de filières privées ou de classes prépa que des bancs de la fac.

Cette fois encore c’est d’autant plus décevant que c’est la première fois, où on a une ministre de l’enseignement supérieur qui elle, est passée par toutes les étapes d’un cursus universitaire public, qui était présidente d’université. On pense qu’elle connait la situation étudiante, qu’elle va se battre et au moins éviter qu’il y ait de telles inégalités, mais non. Apparemment aujourd’hui, elle est plutôt politique avant d’être universitaire et c’est bien dommage. »

Que pensez-vous du fait que seuls les étudiants en L1 soient autorisés à retourner en présentiel, par petits groupes ? Est-ce que ça ne pose pas un problème d’équité ?

« Oui, cela pose un évident problème d’équité, il n’y a pas plus malheureux quand on est première année ou plus fragile en 2ème ou en 3ème année. Par exemple, nos premières années, on sait qu’on a jusqu’à fin juin pour les revoir. Les deuxième année par contre en DUT et les troisième année en licence pro, en mars partent en stage donc si on ne les revoit pas avant cette date, on sait qu’on ne les reverra plus.
Ce sont des étudiants ayant eu une première année compliquée l’année dernière, qui là vivent une année très compliquée une fois de plus, donc effectivement quand on leur explique que la priorité c’est les premières années, ça les énerve un peu, ce que je peux comprendre. »

Manifestations © Antonio Cansino / Pixabay

Pour vous c’est donc tout à fait possible de s’organiser même dans un modèle hybride pour que tous les étudiants retournent en cours ?

« Oui on le fait. Encore une fois j’essaye d’être un garçon véhément et raisonnable. On trouvera toujours l’exemple du cursus dans la grande université parisienne où il n’y a  effectivement pas de possibilités en classe de L1. Mais ce n’est pas de ça dont on parle. C’est d’ailleurs de manière unanime que tous les présidents et présidentes d’universités expliquent, que c’est possible, qu’on est en capacité d’ouvrir, qu’il y a des masques, du gel, des plaques de plexiglas, etc. On a l’habitude, on a fabriqué des emplois du temps en demie jauge, en hybride, en alterné, en quart de jauge donc on sait faire. Quand on a fait ça, début septembre, on avait tous nos étudiants sur le campus, ça s’est bien passé. Puis quand il y a eu des cas contacts, on a tracé, on a isolé ces étudiants. Et ça se passe bien. On peut s’organiser mais il faut la validation politique pour le faire. »

Réussissez-vous à communiquer avec les supérieurs, pas forcément la ministre directement, mais en tous cas à vous faire entendre ?

« Ça fait un certain temps que je m’exprime assez fort, j’ai souvent publié des textes ou des choses sur mon blog, et qui ont été repris dans des médias. Je suis en quelque sorte repéré par la hiérarchie, par les services du ministère. À côté de ces coups de gueule sur mon blog ou dans les médias, j’interpelle régulièrement et respectueusement toutes les autorités de l’université. On interpelle toutes les directions de l’IUT, de la fac, etc. C’est important d’avoir : des gens à la base qui eux comme moi entre guillemets ne risquent rien et -je l’assume- peuvent parfois être un peu véhément et puis rentrer dans des formes d’illégalité en tous cas, sans grands risques et que cela permette derrière à des gens qui sont plus contraints que nous de dire « regardez où on en est, quand des profs d’université commencent à accueillir des étudiants dans l’illégalité, c’est que quand même, il y a un truc qui ne va pas”. »

Les “6 semaines de la dernière chance”

Avez-vous remarqué du « décrochage » auprès de vos étudiants, dans vos classes ?

« Cette année, on n’a pas d’étudiant.es qui ont abandonné et qu’on a perdu de vue. L’année dernière, trois étudiantes avaient arrêté en partie dû au premier confinement mais aussi pour d’autres motifs familiaux. Par contre, on a plein d’étudiants, qui nous disent “je ne rendrai pas le devoir monsieur je n’y arrive pas”, “je n’ai pas pu”, “je n’ai pas le temps”, “je ne m’en sors plus”. Depuis la semaine dernière, on les voit trois jours par semaine. On échangeait beaucoup par Messenger, mails et autres, mais ce n’est pas pareil qu’en vrai. On sait bien que quand on fait un cours uniquement en visio, c’est différent parce qu’on ne voit pas précisément celles et ceux qui décrochent, qui ne suivent pas, qui n’y arrivent pas. Donc oui on a quelques décrochages. On a la chance d’être par petits groupes et d’être une dizaine de profs disponibles et impliqués, ce qui n’est pas le cas partout. Ça se passe plutôt bien mais même là, on ne peut pas dire que ce soit des conditions idéales, mais que c’est relativement préservé. Il y a des étudiant.es qu’on ne rattrapera pas, si ça continue comme ça. C’est pour cela qu’on se bagarre pour qu’avant les vacances de février, on puisse recommencer à les accueillir un peu, au moins en demi groupes. »

Vous parlez aussi des “6 semaines pour la dernière chance”, c’est le nombre de semaines qu’il reste à l’année scolaire étudiante pour retourner dans ces lieux, en déduisant les vacances de février, stages et alternances. À la vitesse, très lente où cela avance, vous y croyez vraiment ?

« Je crois qu’il faut qu’on fasse quelque chose maintenant, si je n’y croyais pas, je ne me bagarrerai pas. J’y crois et je suis sûr qu’on va arriver à faire quelque chose. Je suis aussi convaincu que le ministère joue la montre et retarde autant qu’il peut, sans jamais donner de date précise pour les L2, L3, et les autres.
Et puis on n’est pas complètement dupes, on voit aussi que malheureusement, les risques d’un troisième confinement encore plus strict avec les différents variants c’est quelque chose dont beaucoup de gens sérieux, malheureusement, commencent à parler. Des scénarios commencent à être échafaudés, ça nous inquiète bien sûr. Si on est confinés et que les contaminations explosent, on se confinera comme tout le monde. On se dit justement que là, il y a cette fenêtre, pour tous nos étudiants qui partent, ceux dont les cursus s’arrêtent en mars-avril, ces étudiants là oui, il nous reste que 5 ou 6 semaines pour les rattraper, les raccrocher à quelque chose, qu’ils reprennent un peu pied à l’Université. »

“Quand on est isolé depuis tant de temps, quand on ne se connait pas, quand on n’a pas eu le temps de rencontrer ses camarades de promo, c’est forcément plus compliqué de se dire “aller on va se faire une manif”.”

On a vu de la mobilisation de la part des étudiants, notamment avec le #etudiantsfantomes. Pourquoi il y a si peu de mouvements étudiants et pas plus de manifestations dans les rues de leur part, à votre avis ?

« Je ne peux faire que des hypothèses. D’abord, ça commence à arriver, à Caen par exemple, une manifestation à l’initiative des étudiants est prévue ce mercredi et mercredi prochain. Le milieu étudiant est faiblement politisé, il y a peu d’engagement syndical, donc la modalité de la manif quand les syndicats sont peu présents ou pas représentatifs c’est plus compliqué. Puis il y a le contexte global aussi. Quand on est isolé depuis tant de temps, quand on ne se connait pas, quand on n’a pas eu le temps de rencontrer ses camarades de promo, c’est forcément plus compliqué de se dire “aller on va se faire une manif”. Je crois aussi qu’il y a une espèce de forme de résignation, peut-être, avec tous les discours et les images ultra violentes où ça dégénère.

Mais effectivement il y a un moment si la situation perdure, la phase après les hashtags, la médiatisation grâce à la mobilisation sur les réseaux sociaux, si on veut que cela avance, il faut -et malheureusement le politique ne réagit qu’à cela- qu’il y ait des étudiants dans la rue. J’en suis convaincu. »

Cela aurait-il plus d’impact d’aller dans la rue ?

« C’est quelque chose qui est assez documenté, le politique a peur des mouvements étudiants. Ce n’est pas le même impact dans les médias, qui ne les traitent pas comme des manifs classiques et en termes d’images aussi. Tant qu’il n’y en a pas, le politique peut se dire “regardez, s’ils étaient aussi malheureux que ça, ils auraient arrêté leur cours derrière leur ordi et ils seraient descendus dans le rue”. Je ne dis pas non plus que si demain il y a des manifs étudiantes, Frédérique Vidal va changer d’avis. 

Je pense que oui, les manifestations sont un élément important. »

Loin des yeux, mais à l’écoute

Olivier Ertzscheid donnant cours à ses étudiants dans les rues de La Roche-sur-Yon © Olivier Ertzscheid / Affordance.info

Remarquez-vous, notamment avec vos collègues, qu’il y a plus d’investissement/d’engagement envers ce mouvement et leurs élèves ?

« On a tous été plus disponibles, plus donné nos coordonnées. On a tous été plus indulgents dans les notations, les calendriers de remises de devoirs. C’était le minimum, on ne pouvait pas faire autrement que d’être au moins un peu plus à l’écoute. Je pense que cela a été partagé dans la majorité des facs et des universités. Bien sûr, vous aurez toujours des contre-exemples de profs, qui ont fait comme si de rien n’était. »

On imagine bien que pour les enseignants aussi, c’est compliqué de pouvoir préparer un cours dans ces conditions…

« On sait que c’est pénible pour eux d’écouter tout seul derrière un ordinateur, mais je confirme que pour nous aussi c’est hyper compliqué. Il y a des cours que l’on peut adapter si on fait l’effort. Par exemple, l’année dernière, tous mes cours théoriques étaient adaptés en podcasts de 20 ou 30 mn. Mais il y en a d’autres qu’on ne peut pas modifier, même avec la meilleure volonté du monde, on a besoin de logiciels par exemple. Parfois on est content et puis d’autres fois où clairement à la fin de la journée, on se dit “quelle journée de merde”, aujourd’hui ils n’ont rien appris, ils se sont fait chier et moi aussi. »



Orlane Lachat et Louise Jeannin

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